Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris

Gilles Aillaud

Fils de l’architecte Emile Aillaud (1902-1988), Gilles Aillaud (1928-2005) fut peintre mais également écrivain, scénographe et décorateur de théâtre.

Après des études de philosophie, il retourne en 1949 à la peinture qu’il a pratiquée dès l’enfance. Au début des années 1950, il réalise des collages de matériaux hétérogènes qu’il présente lors d’une première exposition personnelle à la galerie Niepce à Paris. En 1959, il expose au Salon de la Jeune Peinture dont il devient le président en 1966. Dans ce laboratoire d’expériences plastiques et théoriques, il participe activement au renouveau du genre, devenant l’un des protagonistes de la « Figuration narrative », d’après le concept élaboré par le critique Gérard Gassiot-Talabot.

En 1961, Aillaud rencontre Eduardo Arroyo (1937-2018) avec qui il partage des similitudes dans ses conceptions artistiques et politiques. En 1964, Aillaud, Arroyo et Antonio Recalcati (né en 1938) réalisent Une passion dans le désert, qu’ils exposent à la Galerie Saint-Germain à Paris (Grâce à un don anonyme, cette fresque narrative a rejoint les collections du MAM Paris en 2018). Inspirée d’une nouvelle éponyme d’Honoré de Balzac, relatant les amours fantastiques d’un soldat de l’armée de Bonaparte et d’une panthère dans le désert d’Égypte, elle constitue le premier tome d’un manifeste pictural, dont l’acte 2 est Vivre et laisser mourir ou la fin tragique de Marcel Duchamp (conservé au Museo Reina Sofia à Madrid). Alors que la première série revendique avec audace le droit au récit en peinture, la représentation de la mise à mort de l’inventeur du ready-made suscite un énorme scandale. Les deux œuvres sont réunies en 1965 dans l’exposition fondatrice organisée par Gassiot-Talabot à la Galerie Creuze : La Figuration Narrative dans l’art contemporain.

 

L’engagement politique de Aillaud, s’exprime par ailleurs dans de nombreux textes polémiques et manifestations qui réunissent les protagonistes de la Figuration narrative et plus largement les membres du Salon de la Jeune Peinture. On le retrouve en 1968 à l’Atelier Populaire de l’Ecole des beaux-arts, et notamment dans le cadre de la « Manifestation de soutien au peuple vietnamien » organisée à l’initiative du comité du Salon de la jeune peinture. Cette exposition, annulée en juin 1968 en raison des événements de Mai, a été présentée au musée, dans le cadre de l’ARC (Animation Recherche Confrontation – département contemporain et laboratoire pluridisciplinaire du Musée d’art moderne de la Ville de Paris) du 17 janvier au 23 février 1969, sous le titre de « Salle rouge pour le Vietnam ». Aillaud y présente notamment l’une des plus célèbres de ses œuvres à portée politique, Vietnam. La Bataille du riz (1968, collection particulière), inspirée d’une photographie de presse de 1965.

A partir de 1963-64, les animaux deviennent un thème de prédilection, seuls dans des zoos, enfermés dans des cages, des enclos, des verrières ou derrières des grilles et qui tendent, par mimétisme, à se fondre dans leur milieu. La précision apportée au traitement des sujets et les cadrages presque photographiques donnent à ses peintures une présence figurative très forte non dénuée de mystère. Dans la décennie suivante, elles tendent alors à occuper toute la production de l’artiste, qui se consacre parallèlement de plus en plus à la scénographie et à l’écriture.

Les deux peintures proposées acquises par le Musée témoignent d’un travail collectif encore assez méconnu des membres de la Jeune Peinture, et redécouvert récemment lors de l’exposition de Philippe Artières et Eric de Chassey présentée en 2018 à l’ENSBA (Images en lutte, la culture visuelle de l’extrême gauche en France (1968-1974).

Elles trouvent leur inspiration dans la catastrophe minière de Fourquières-lès-Lens, lorsque le 4 février 1970 un coup de grisou tue 16 mineurs dans la fosse 6. Alors que la responsabilité de la direction des mines pèse lourdement sur les pertes humaines et en fait l’une des dernières grandes catastrophes minières du XXème siècle, l’extrême gauche s’empare de l’incident. Le 17 février 1970, le siège de la direction des Houillères est incendié à Hénin-Liénard. Des militants de l’organisation La Gauche Prolétarienne sont arrêtés. L’organisation caritative Le Secours Rouge qui entend récuser toute fatalité et protester contre les négligences et les choix industriels à l’origine de l’accident organise alors une assemblée de dénonciation sous une forme juridique, le Tribunal Populaire de Lens, qui se réunit le 12 décembre 1970 dans une salle de la mairie de Lens, présidé par Jean-Paul Sartre. Il s’agit moins de communiquer sur l’explosion que sur les conditions de travail des mineurs et les ravages de la silicose, qui tue alors 900 mineurs par an.

Alors que l’affaire défraie la chronique, de nombreux protagonistes de la Jeune Peinture s’emparent du sujet. Ils élaborent la campagne d’affiche pour le Tribunal Populaire de Lens, et publient le Journal d’une veuve de mineur, à partir de l’album photo-souvenir d’une famille de mineurs. Le postulat du portfolio énonce : « Il vaut plus que cent ouvrage sur la lutte des classes, plus que cent discours sur le fait qu’il faut en finir violemment avec ceux qui tuent pour leur profit ». La liste des contributeurs cite : Aillaud, Arroyo, Francis Biras, Chambaz, Fanti, Gérard Fromanger, Gadras, Leparc, Mathelin, Merri Jolivet, Poncino, Rancillac, Rieti, Rougemont, Sarrazin, Schlosser et Spadari.

 

Ils réalisent une série de 16 peintures à laquelle appartiennent ces deux tableaux de Aillaud. Parmi les éléments de la série retrouvés et présentés à l’exposition au Palais des Beaux-arts de Paris figurent également Réalité quotidienne des travailleurs de la mine (Fouquières-lès-Lens) n°10 de Lucien Mathelin (collection particulière) et 16 morts, on a raison de se révolter de Gérard Fromanger (collection de l’artiste).

Pour réaliser ses toiles, Aillaud a travaillé à partir des photographies conservées par les mineurs et leurs familles et la presse de l’époque, reprenant le procédé mis en œuvre pour Vietnam. La Bataille du Riz. La première peinture figure les transports au fond de la mine, illustration du contexte de travail sombre et mécanisé où les hommes sont défigurés par le noir de charbon.

La seconde peinture s’enracine dans le vécu immédiat des événements à partir d’un cliché tragique publié par le quotidien La Voix du Nord le lendemain de la catastrophe. Elle montre les grilles  délimitant la zone de la mine où les familles sont venues se masser dès la rumeur de l’explosion pour obtenir des nouvelles de leurs proches. Les différents journaux régionaux avaient alors publié des dizaines de ces clichés représentant les proches des victimes attendant pendant de longues heures des nouvelles suspendus aux grilles de la mine.

La peinture de Fromanger  s’inspire aussi d’un cliché de presse de l’époque, illustrant les funérailles et les hommages officiels rendus aux dépouilles des 16 mineurs.

De nos jours, le souvenir de cet événement persiste encore dans le Nord de la France où de nombreux sites internet et associations d’histoire locale conservent le témoignage et l’iconographie de la catastrophe minière, sans qu’il soit fait référence aux aspects politiques et idéologiques dont témoigne le travail du collectif de 1971 et les œuvres de Aillaud, Fromanger et Mathelin.

Les deux peintures de Gilles Aillaud et la série à laquelle elles appartiennent s’inscrivent donc dans la lignée des travaux collectifs et politiques des protagonistes de la Jeune Peinture, en lien avec l’actualité comme Vérités sur un fait divers : l'affaire Gabrielle Russier, présentée à l'ARC du 15 avril au 3 mai 1970.  Elle préfigure la formation en 1970 de La Coopérative des Malassis, réunissant autour de Gérard Tisserand, Henri Cueco, Lucien Fleury, Jean-Claude Latil et Michel Parré.

Comme Vietnam. La Bataille du Riz, les peintures politiques restent cependant assez isolées dans la production de Aillaud, étant étroitement liées à cette période pendant laquelle l’artiste est très engagé au sein des activités militantes et des expressions artistiques collectives des membres de la Jeune Peinture. En 1971, la même année que les Réalités quotidienne des travailleurs de la mine, alors qu’il est programmé au musée d’art moderne de la Ville de Paris pour sa première exposition personnelle, il décroche ses œuvres en signe de protestation contre la censure et le retrait de deux œuvres de l’exposition voisine de Lucien Mathelin par les services de la Préfecture.

« Je me suis beaucoup essayé à travers la « Jeune Peinture » à éclairer ce rapport [à l’histoire, à l’événement]. C’est ce que j’appelais mettre l’art en rapport avec l’histoire en le sortant d’un rapport d’enfermement à l’histoire de l’art. C’est lutter pour que l’art soit effectivement une ouverture sur l’extérieur, sur le monde, et non un fonctionnement en vase clos. » (Gilles Aillaud, entretien avec Suzanne Pagé, publié sur la plaquette de la rétrospective de l’artiste au musée d’art moderne de Paris, le proche et le lointain, 29 février – 7 avril 1980).

Francis Biras (1929-2019), le premier propriétaire des Réalités quotidienne des travailleurs de la mine, était proche de Gilles Aillaud. Il les a conservées toute sa vie en souvenir de ces années d’activisme et de bouleversements esthétiques. Peintre lui-même avant de devenir scénographe et costumier, Francis Biras était alors  secrétaire du Salon de la Jeune Peinture. Il a participé à la peinture collective Louis Althusser hésitant à rentrer dans la datcha de Claude Lévi-Strauss, Tristes Miels, où sont réunis Jacques Lacan, Michel Foucault et Roland Barthes à l’instant où la radio annonce que les ouvriers et les étudiants ont décidé d’abandonner joyeusement leur passé (1969, collection privée). Il fut aussi l’un des modèles favoris de plusieurs de ses amis artistes de la Figuration narrative. Il a notamment prêté ses traits au légionnaire du cycle d’Une Passion dans le désert. On connaît de lui également un portrait en marqueterie par Eduardo Arroyo : Portrait du peintre Francis Biras déguisé en Pierre Loti et de son chien Vamos (1973).

Alors que les scènes de zoo occupent une place centrale dans la production de Gilles Aillaud, les scènes politiques ou à caractère idéologique font aujourd’hui partie des aspects les moins connus de son œuvre, bien qu’elles participent de sa reconnaissance sur la scène artistique parisienne des années 1960. Alors que le musée d’art moderne de Paris conserve déjà un dessin et deux tableaux des séries de zoo (dont le Rhinocéros de dos de 1966 qui figura dans l’exposition décrochée de 1971) ainsi qu’un dépôt du CNAP représentant également un groupe de panthères en cage, ces deux nouvelles peintures sont également l’opportunité de compléter le fonds relatif aux protagonistes de la Figuration narrative et artistes militants du Salon la Jeune Peinture, dont il convient de rappeler qu’il se tenait alors dans les locaux du Musée d’art moderne de Paris, non encore affectés aux collections municipales.

De par leur contexte, ces œuvres entretiennent donc un lien étroit avec l’histoire du musée, contemporaine de l’installation de l’ARC (Animation-Recherche-Création) entre 1967 et 1971, sous l’égide du conservateur et animateur Pierre Gaudibert, lui-même proche de certains membres de la Jeune Peinture, comme Henri Cueco. Le MAM Paris est attaché à réunir les éléments de cette histoire et à la représenter au sein des collections municipales. En effet, à la suite des deux expositions fondatrices de Gassiot-Talabot organisées en ses murs (Mythologies Quotidiennes 1 en 1964, et le second volet en 1977), le musée a réuni un fond important autour de la Figuration Narrative, enrichi en 2018 par le don d’Une Passion dans le désert.

Gilles Aillaud (1928-2005)                                                     

Réalité quotidienne des travailleurs de la mine (Fouquières-lès-Lens) n°6, 1971

Huile sur toile

162 x 130 cm

 

Gilles Aillaud (1928-2005)

Réalité quotidienne des travailleurs de la mine (Fouquières-lès-Lens) n°7, 1971

Huile sur toile 

162 x 162,5 cm